62.
Un long coup de klaxon du camion réfrigéré livrant le restaurant de l’Hôtel de l’Avenir remplace le chant du coq.
Le soleil se lève, passant progressivement de la forme ovale à la forme ronde et de la couleur violette à la couleur rose, puis orange, puis jaune puis blanche.
Alors qu’ils déjeunent dans la salle à manger, Isidore Katzenberg pianote sur son iPhone utilisé comme minuscule ordinateur : « ENQUÊTE SUR LA MORT DE DARIUS ».
— Bon, rappelez-moi tout ce que vous avez déjà comme indices et comme témoignages. Je vous écoute, Lucrèce.
Mais elle ne bouge pas. Son regard est attiré par la télévision allumée derrière lui dans la salle du petit déjeuner.
Intrigué, il se retourne et voit le visage de Sébastien Dollin qui s’affiche sur le téléviseur.
Elle se lève et monte le son.
Au journal on annonce le suicide du comique Sébastien qui s’est tiré une balle dans la tête après une carrière en dents de scie et une fin dans la déchéance et l’alcoolisme.
— « C’est le septième comique qui se suicide, exactement de la même manière, rappelle le chroniqueur qui parle d’épidémie “professionnelle” de suicides. Après celui des télécommunications, celui des usines automobiles, voilà que le milieu pourtant très fermé des comiques est touché. »
— Pourquoi allumez-vous la télévision quand on commence l’enquête ? se contente de demander Isidore.
— Juste avant de mourir, Sébastien, ce Sébastien Dollin, m’a confié le nom de celui qui aurait tué Darius.
Il esquisse une grimace de doute.
— Qui aurait tué Darius… selon lui ?
Cette information qu’elle a obtenue de la bouche même de Sébastien Dollin, juste avant sa mort, elle la lâche en articulant chaque syllabe :
— … Tri…stan… Ma…gnard.
— Tristan Magnard ? « LE » Tristan Magnard ?
— En personne.
— Nous parlons bien du célèbre comique mystérieusement disparu il y a quelques années ?
— Lui-même. Seb m’a dit textuellement : « C’est le combat entre l’humour des lumières et l’humour des ténèbres. Darius était dans le camp des ténèbres. Saint Michel a frappé de son épée le Dragon. » Voilà ce qu’il m’a confié avant de décéder sur scène.
Isidore Katzenberg avale un croissant.
— Alors, vous en pensez quoi ? demande-t-elle.
— Je n’aime pas l’humour. Je n’aime pas les blagues. Je crois que cette activité inutile a été créée pour masquer le désespoir qui est la condition naturelle de l’homme.
Il regarde bizarrement un second croissant, puis y renonce.
— Et c’est précisément parce que l’humour existe que l’homme supporte cette condition indigne. Sinon il se révolterait. C’est comme les analgésiques qui empêchent de ressentir la douleur, du coup on supporte ce contre quoi on devrait lutter.
Lucrèce Nemrod se lève, va chercher des toasts et du Nutella, puis se rassied et entreprend de se faire des tartines. Elle parle la bouche pleine.
— Je ne parlais pas de ça. Je voulais dire, vous en pensez quoi de la piste « Tristan Magnard » ?
— L’apparition de ce revenant dans notre dossier est étonnante. Ça pourrait être un début de piste sérieuse. Un vrai mystère intéressant se résout souvent par un mystère encore plus grand.
Isidore revient vers son iPhone et pianote sur le petit clavier virtuel.
Il trouve quelques articles sur le comique.
Il se tourne vers Lucrèce.
— Tristan Magnard, lui au moins, c’était un artiste talentueux. Il ne se contentait pas de recycler des vieilles blagues. Je l’adorais. Voilà quelqu’un qui a su transformer sa vie en une bonne blague qui pourrait se terminer ainsi : « Et à la fin… il disparut sans explication. »
Il a un geste évoquant un nuage qui s’évapore.
— Je croyais que vous n’aimiez pas l’humour.
— Au contraire, c’est parce que je l’aime trop en tant qu’art absolu que je ne supporte pas de le voir galvaudé en défoulement populaire vulgaire.
— Je ne vous comprends pas.
— Parce que vous n’avez pas saisi l’une des trois grandes lois de compréhension du monde. Le paradoxe.
Il attend un instant que le mot résonne dans le silence, puis précise :
— Je n’aime pas l’humour… de mauvaise qualité. Et comme l’essentiel de l’humour proposé à la télévision est juste une manière de dégrader l’humain et de se moquer des gens, je ne prise pas cet humour. Peut-être est-ce celui-là que Sébastien appelait l’humour des ténèbres. En tout cas c’était le fonds de commerce de Darius.
— Vous caricaturez.
— Mais j’aime l’humour subtil. L’autodérision. Le nonsense. Tristan Magnard était très fort en autodérision et en nonsense. Quand je vous dis que « je n’aime pas l’humour », c’est comme si je vous disais « je n’aime pas la vinasse ». Mais cela ne m’empêche pas, bien au contraire, d’apprécier un verre de bouvay-ladubay 1978 servi à bonne température ou de vin chilien castillo-de-molina 1998.
— Le problème c’est que la notion d’« humour de qualité » est subjective. Alors que pour le vin tout le monde est plus ou moins d’accord.
Il utilise sa cuillère pour battre l’air.
— Bon point. Mais Tristan Magnard était objectivement un grand, un très grand humoriste, car il avait trouvé une sorte de troisième degré. Ce n’était pas de l’humour gras, sexuel ou raciste. C’était des petites pépites pour l’esprit. L’humour qui réveille, et non pas l’humour qui dégrade.
Il lit les informations qu’il trouve sur Internet.
— La carrière de Tristan Magnard était en pleine ascension. Tout comme Darius il était considéré comme le comique numéro 1 en son temps. Il avait tourné plusieurs films. Et puis un soir après un spectacle il a dû « péter les plombs », il a disparu. Il n’a jamais donné d’explication. Il laisse une femme et deux enfants. La thèse le plus couramment retenue est une sorte de dépression entraînant la fuite dans un pays lointain où il aurait changé d’identité.
Il ajoute un peu de sucre dans sa tasse de thé et tourne.
— Mais tout ça me semble un peu trop simpliste… La vérité sur la disparition de ce personnage reste à découvrir.
Isidore note quelques phrases sur son fichier.
— Donc résumons-nous. Nous avons :
1) L’arme du crime : une boîte bleu marine.
2) Des inscriptions à l’encre dorée : « BQT » et : « Surtout ne lisez pas ».
3) Une feuille de papier photosensible de marque Kodak exposée à la lumière.
4) Une image prise par une caméra vidéo de l’assassin grimé en clown triste.
Et maintenant :
5) Le nom d’un suspect désigné par un autre suspect juste avant sa mort. Ce qui donne à cette accusation une valeur spéciale. Tristan Magnard…
— Ce n’est pas mal pour démarrer. Il nous manque quoi ?
— 6) Le mobile du crime.
7) Les preuves.
8) Trouver Tristan Magnard.
Isidore Katzenberg demande à Lucrèce à revoir l’image du clown triste. Elle pêche son portable Black Berry dans son sac à main. Puis il lance sur son iPhone Google Image, et cherche celle de Tristan Magnard.
— Regardons déjà si au visuel il n’y a pas d’incompatibilité.
Ils comparent les deux visages.
— Le maquillage est tellement outrancier qu’on distingue mal les traits, reconnaît Lucrèce. Et le gros nez rouge ne facilite pas l’identification.
— Sans parler de la mauvaise qualité de l’image vidéo filmant de haut, elle ne permet pas d’évaluer la taille de l’individu grimé en clown triste.
— Il est plus grand que Darius, ça c’est sûr. Sinon, du point de vue corpulence, ça pourrait correspondre à Tristan Magnard.
— … Ou pas, ajoute Isidore.
Il boit doucement son thé vert.
— Que proposez-vous ?
— Vous, Lucrèce, vous chercherez Tristan.
— Vous ne venez pas avec moi ?
— Moi, en parallèle, j’enquêterai à ma manière. Sur le fond et non sur la forme.
— C’est-à-dire ?
— Je vous l’ai dit, pour moi la clef de tout ça est à chercher à la source même de l’humour. Ce qui me semble le grand enjeu. Pourquoi le rire est-il apparu sur Terre ? Je partirai donc sur la piste de l’origine de ce phénomène biologiquement inutile.
Elle soupire longuement, déçue.
— Je vais donc encore enquêter seule ?
— Nous nous tiendrons informés de l’avancée de nos pistes respectives.
Lucrèce Nemrod, agacée mais n’osant le manifester, plonge son doigt dans le pot de Nutella et le gobe tout entier.
Bon, soyons pratique. Première chose à faire : les achats. D’abord un sac à dos pour tout ranger. Ensuite des culottes, des soutiens-gorge. Des bas. Un petit nécessaire de maquillage et de démaquillage. Du rouge à lèvres. Du parfum. Du vernis à ongles. Un revolver calibre 7,65 mm. Des cartouches. Du shampooing cheveux mi-gras. Une crème de nuit relaxante. Un sèche-cheveux 2000 watts, celui de l’hôtel est trop faiblard. Une brosse à dents. Un appareil photo 18-115 mm avec des cartes mémoire. Et puis… des préservatifs, au cas où j’arriverais à le faire changer d’avis.